Copyright (C) 1990 by Lorenzo Peña


L'ALTÉRITÉ CONJECTURALE ET LA CRITIQUE DES OPINIONS D'AUTRUI CHEZ NICOLAS DE CUSE
Lorenzo Peña
Institut de Philosophie du CSIC
(Conseil Supérieur de la Recherche Scientifique)
Madrid, Espagne

Communication présentée au XXIIIe Congrès des Sociétés de Philosophie de Langue Française, à Hammamet (Tunisie) le 2 septembre 1990. Publiée dans les Comptes-Rendus du Congrès.
Copyright © 1990 Lorenzo Peña

La pensée philosophique du Cusain est axée sur un schéma néoplatonicien visant à surmonter un quelconque dualisme ou pluralisme radical -- à résorber donc en quelque sorte la pluralité en unité -- et en même temps à rendre compte, depuis la source originale des choses, de la dualité des déterminations opposées, de l'être et du non-être, ainsi que de la multiplicité et de l'altérité propres aux êtres finis.

Le schéma sur lequel pivote cette philosophie c'est bien la dualité des manières d'être des opposés. Seulement une telle dualité est à son tour ancrée dans l'unité et, d'une certaine façon, se ramène à l'unité. En effet: la dualité en question ne consiste qu'en ceci, que l'altérité n'est pas toujours réciproque. Dieu est Non-Aliud, si bien qu'il n'est autre par rapport à aucun autre. Dès lors Il possède toutes déterminations (autrement Il serait divers de ce dont il manquerait) mais, comme elles sont en Dieu, les déterminations sont, elles aussi, non-autres, c-à-d elles y sont confondues entre elles puisqu'identiques à leur commun sujet, Dieu (l'identité est ainsi conçue comme étant toujours transitive). En revanche, chaque créature (chaque être fini donc) est un autre. Un autre que quoi? Eh bien, un autre par rapport à quelque chose d'autre. Tout d'abord par rapport au Non-Autre, qui précisément est foncièrement caractérisé par cette non-altérité qui est la sienne, son apanage. Deuxièmement par rapport aux autres autres, puisque, de par son altérité constituante, un être autre est, non seulement autre que le Non-Autre, mais aussi autrement autre; ce qui veut dire: autre que Lui à sa façon propre, diverse d'autres façons d'être autre. A chaque autre une altérité propre lui revient, puisque c'est son lot que d'être autre diversement des autres autres, en altérité. Ce qui entraîne pour le Cusain une vérité ontologique comme celle que Leibniz, deux siècles et demi plus tard, appellera le principe d'identité des indiscernables.

Puis donc que Dieu est non-autre par rapport aux autres (aux êtres finis, les créatures), la dualité posée par le Cusain est un dualité enracinée dans l'unité. Cette dualité de façons d'être signifie que chaque détermination possédée par quelque chose, outre la façon d'être possédée qu'elle a dans le domaine des choses finies, a une autre façon d'être possédée, qui ne se réalise que dans l'Infini, c-à-d en Dieu, à savoir: non pas comme une détermination autre que les autres mais comme identifiée aux autres. Ce n'est pas à dire cependant que, comme elle est possédée par Dieu, une détermination ne soit point ce qu'elle est; mais, tout en étant et demeurant ce qu'elle est, sans perdre donc sa propre nature, sans devenir -- pour ainsi dire -- frelatée, ou altérée ou, encore moins, supplantée par quoi que ce soit, chaque détermination, comme elle est en Dieu, est non-autre: non-autre avant tout par rapport à Dieu lui-même, et en suite par rapport aux autres déterminations -- autres comme elles sont dans la région du fini, non pas comme elles sont en Dieu.

Le paradoxe du surgissement du multiple à partir d'une racine originaire unique est ainsi résolu par le Cusain: en Dieu toutes choses existent et coïncident avec Lui et donc entre elles; en Dieu il n'y a pas d'altérité, ou plutôt l'altérité n'y est pas altérité, l'altérité s'y trouve sans altérité, identifiée qu'elle y est à la non-altérité. Mais en eux-mêmes, dans la région du fini à laquelle ils appartiennent de par l'altérité individuante qui les constitue comme ce qu'ils sont -- divers donc des autres -- les êtres créés existent dans la variété, la multiplicité, la différence vis-à-vis, tout d'abord, de Dieu, du Non-différent (Non-Aliud) et, dérivativement, les uns des autres. La variété, l'altérité, la pluralité, sont certes réelles; seulement elles ne sont réalisées que dans un sens, non pas dans l'autre: les être finis sont bien des autres, des multiples, c-à-d divers les uns des autres et divers du Non-divers. Celui-ci en revanche n'est pas divers de ces êtres-là.

Cela ne veut pas dire -- en tout cas pas essentiellement -- que l'altérité n'existe qu'au point de vue des créatures. Si d'aventure le Cusain s'exprime en des termes susceptibles d'une lecture semblable, ce n'est guère sa façon coutumière d'exposer sa pensée (pensée -- il faut l'avouer -- difficile à préciser exactement, puisqu'elle se veut un discours qui atteindrait, incompréhensiblement, l'inattingible, par le biais des énigmes, débouchant ainsi sur un parler qui n'en est plus un, ni simple parole ni silence, mais une union des deux qui se dépasse elle-même vers l'infini). Ce que le Cardinal paraît vouloir dire c'est plutôt ceci: que, si Dieu, connaissant les choses comme elles sont, ne saurait trouver aucune altérité de Lui-même par rapport aux choses, c'est qu'il n'y en a aucune; si les créatures trouvent leur altérité par rapport à Dieu, c'est qu'une telle altérité existe; par suite Dieu lui aussi doit la connaître.

La seule racine de l'être des créatures c'est Dieu, qui leur donne leur être, leur identité. Dieu est aussi la source des différences pour autant que les différences existent et, de ce fait, sont des choses après tout. Néanmoins ce qui constitue chaque créature comme étant autre que les autres et, dès lors, limitée (c-à-d sa borne) ce n'est pas quelque chose que Dieu ait à donner à la créature ou à lui imposer, mais au contraire c'est, ni plus ni moins, la créature elle-même dans son état d'altérité, donc de finitude. Encore faut-il éviter une méprise ici qui consisterait à supposer que chaque chose finie serait la source de sa propre finitude. Non pas! Sa finitude étant quelque chose, elle vient aussi de Dieu. Car aussi bien la chose -- réalisée dans l'altérité de l'univers -- ne diffère pas de l'altérité qui lui est propre, de sa diversité vis-à-vis des autres. Mais que la chose soit affectée par une telle borne, par une telle altérité ou pluralité, n'est pas due à ce que Dieu cause en elle quelque chose de surajouté à elle-même. En ce sens Nicolas répète plus d'une fois des phrases que d'autres avant lui avaient énoncés -- y compris un certain nombre de scolasticiens, dont il emprunte souvent les tournures en leur assignat un rôle différent --, p.ex. que Dieu est la cause de l'être des créatures mais pas de leur non-être, pas de leur altérité, de leur finitude, de leur multiplicité, puisque ce qui est Être, Unité, Infinitude ne peut donner que de l'être, de l'unité, de l'infinitude; que la racine de la pluralité et de l'altérité ne serait pas à chercher en Dieu. D'aucuns interprètent de tels propos dans le sens d'une assertion de l'indérivabilité de l'altérité, d'une contingence absolue des créatures dans leur pluralité, dans leur différence, ce qui manquerait de pourquoi. C'est oublier que pour Nicolas le non-être, le néant, la nihilité, l'altérité, ne sont pas étrangers à Dieu, à qui rien ne fait défaut. Seulement -- rappelons-le -- comme elles sont en Dieu ces déterminations-là sont identiques à leurs contraires, à l'être, à la non-altérité. Mais si Dieu donne l'être à une créature la rendant par là autre par rapport à Lui-même et aux autres, il ne lui confère par là aucune altérité supplémentaire dont elle aurait besoin pour être autre. En donnant l'être, Dieu donne aussi la limitation, l'altérité, le non-être. Mais il donne tout cela comme être, comme ce qu'il est. (Car, si les contraires sont en Dieu identifiés, chaque fois que l'un des contraires est moins parfait que l'autre c'est comme le dernier qu'il est en Dieu, ce qui veut dire que la façon qu'a Dieu de posséder la détermination en question est celle caractérisable par le membre le plus parfait du couple en question.)

Puisque Dieu est donc avant tout le Non-Aliud il est l'Égal, l'Égalité elle-même. Dieu n'est ni plus grand ni plus petit, mais ce qui ne garde aucune commune mesure avec les être finis. Il n'est donc pas inégal. Sans l'Égalité aucun être ne saurait exister, vu que chaque être a besoin tout d'abord d'être [égal à] ce qu'il est au lieu d'être autre. En effet, si chaque être fini est un autre par rapport aux autres, il n'en est pas moins égal par rapport à soi. L'égalité est source d'être pour autant que plus une chose possède l'égalité plus elle possède l'être: les choses affectées par une plus grande inégalité par rapport à elles-mêmes (p.ex. suivant les moments, les parties, les côtés) sont moins stables que celles liées à elles-mêmes par une plus grande égalité. Plus un ensemble sera composite ou hétéroclite, moins de chances il aura de demeurer -- au moins cæteris paribus. Si bien qu'à la fin il aura été, tout compte fait, moins réel.

Dieu est l'Égalité, donc. Il n'est inégal ni par rapport à lui-même ni par rapport aux créatures. Mais chaque créature est inégale. Tout d'abord elle est inégale par rapport à l'Égal en soi, c-à-d à Dieu. En suite par rapport aux autres choses, vu que rien ne saurait être autre que'une chose à moins de ne pas être (parfaitement) égal à cette chose-là. Enfin -- nous l'avons vu -- chaque chose finie est (partiellement) inégale même par rapport à elle-même, bien qu'une telle inégalité soit, pour ainsi dire, partagée suivant les périodes, les aspects, les parties composantes. Plus une chose approche de Dieu -- tout en restant éloignée de Lui par une distance infinie --, plus elle est égale (à elle-même).

Les êtres finis existent dans l'inégalité, mais cette inégalité s'y trouve à des degrés très divers. La pluralité des degrés découle de l'inégalité même des choses. N'étaient les différences de degré, les choses seraient contraintes à être égales, tout au moins parfaitement égales à certaines autres choses sous certains rapports, ce qui pour le Cusain est exclu par la nature inégale des choses finies, par l'altérité qui les rend telles. Les êtres finis sont donc plongés dans la gradualité. Ils peuvent eux aussi posséder des déterminations mutuellement opposées, mais il y aura toujours des différences soit d'aspect soit de temps soit de degré.

La connaissance qui est à la portée des être finis que nous sommes est conditionnée par ces facteurs d'altérité et d'inégalité. Une connaissance véritable, parfaite, demanderait tout d'abord une non-altérité par rapport à l'objet, une communion ou égalité sans faille avec lui, ce que nous ne saurions pas atteindre par rapport à nous-mêmes, encore moins par rapport à d'autres choses.

La vérité est l'adéquation de la pensée à l'objet, c-à-d leur égalisation. Dieu seul étant égal, la connaissance (parfaite) lui est réservée. Nous autres ne pouvons accéder qu'à un succédané: la conjecture. Une conjecture est une pensée que le penseur produit, qu'il crée, qu'il invente. Or là où l'altérité est réduite à un moindre degré c'est dans l'oeuvre créatrice. Dieu qui est le créateur parfait ne diffère pas de ses créatures. Pour autant que nous créons une oeuvre (imparfaitement), nous en sommes séparés par un moindre décalage, par une moindre altérité. De fait chaque oeuvre ressemble à son créateur en un sens profond et bien réel. Au point que, nos conjectures étant l'oeuvre de notre démarche de pensée et ne nous venant pas de l'extérieur, ce sont elles que nous connaissons le mieux. Par leur biais nous connaissons les objets sur lesquels elles portent.

Mais c'est une chose de connaître vraiment, dans la non-altérité par rapport au connu, et c'en est une autre que de connaître par conjecture. La conjecture peut être fondée, elle peut aussi reposer valablement sur des indices réels. D'ailleurs Nicolas insiste sur ce point: en créant les conjectures nous ne créons pas leurs objets, qu'au contraire nous trouvons, que nous rencontrons (reperimus). Mais la rencontre, la «trouvaille», ne s'en fait pas moins par un mouvement spontané du penseur dans l'élan de sa conjecture, dont le bien-fondé ne saurait être garanti d'avance.

Trois sont les traits qui rendent notre connaissance conjecturale une docte ignorance. Tout d'abord le fait que la conjecture n'est qu'une représentation de l'objet, qui tout de même en diffère. La ressemblance entre eux existera chaque fois que la conjecture sera vraie. Mais ce sera toujours une ressemblance imparfaite. La conjecture sera dans ce cas une similitudo de l'objet, mais (partiellement) inégal à lui. C'est ainsi que Nicolas dit que nous connaissons dans l'énigme. Nous connaissons les objets dans ces similitudines comme nous connaissons une chose par des symboles: nous la devinons, mais elle ne se donne pas (pleinement) à nous, elle demeure énigmatique.

Le deuxième trait de la connaissance conjecturale qui la rend une docte ignorance (et aussi une connaissance dans l'énigme) c'est cette absence de caution. Lors même que nous énonçons nos conjectures sur la base d'indices sérieux, toute preuve ultime et indubitable nous échappe. La force des indices et des raisonnements est toujours limitée, plus ou moins précaire.

La troisième caractéristique de la connaissance conjecturale que nous avons des autres choses en vertu de laquelle cette connaissance n'en est pas une véritablement -- mais un moyen terme entre le savoir et l'ignorance -- c'est que l'objet de notre connaissance manque de précision. En effet: la seule chose absolument précise c'est l'Égalité parfaite, c-à-d Dieu lui-même; mais, à cause de la surabondance de sa perfection, de son être, nous ne pouvons en recevoir qu'une lointaine lueur. Quant aux êtres finis, affectés qu'ils sont par l'inégalité (chacun d'eux à l'égard de lui-même), ils sont toujours, à des degrés divers, imprécis -- ils n'ont pas de démarcations précises, nettes, tranchantes. Or une connaissance en est une dans la mesure où elle est précise; elle peut être précise pour autant seulement que son objet est, lui aussi, précis.

Cela ne veut pas dire pour autant que la critique devienne impossible ou arbitraire, que toutes les conjectures se valent, que les débats perdent leur sens. Seulement, il faut s'aviser du fait que les différentes opinions sont souvent autant de façons d'approcher, dans l'énigme, d'une vérité diversement aperçue et formulée suivant les points de vue. En outre, toute justification est relative: aucun raisonnement n'est décisif, tout à fait concluant ou inappelable.

Le critère que la conception épistémologique du Cardinal semble préférer à tout autre c'est bien un critère qui, tout en reconnaissant cette relativité irréductible de la justification épistémique, tend, asymptotiquement, vers son dépassement, au moyen non pas d'une fermeture sur soi, mais au contraire d'une ouverture aux autres points de vue, d'essais d'intégration de points de vue alternatifs dans le canevas de conjectures qu'on est en train de tisser. [Note1]









1.

* On trouvera des éclaircissements ainsi que le déploiement d'une évidence textuelle étayant certaines des thèses exégétiques proposées dans cette communication dans d'autres travaux de l'auteur: «Au-delà de la coïncidence des opposés: Remarques sur la théologie copulative chez Nicolas de Cuse», Revue de Théologie et de Philosophie 121 (Lausanne: 1989), pp. 57-78; «La superación de la lógica aristotélica en el pensamiento del Cusano», La Ciudad de Dios CCI/3 (sept-déc. 1988), pp. 573-98; «La concepción de Dios en la filosofía del Cardenal Nicolás de Cusa», Revista de la Universidad Católica 47 (Quito: 1987), pp. 301-28; «El pluscuamracionalismo de Nicolás de Cusa: la contradicción allende la contradicción», qui paraîtra dans les Comptes Rendus du Premier Congrès espagnol de philosophie médiévale, Saragosse 1990. Retourner au corps principal du document