Lorenzo Peña
Le paradoxe de l'être mourant chez St Augustin et chez Leibniz
La vie et la mort
ed. par M. Vadée
Poitiers: Société Poitevine de philosophie, 1996
pp. 287-289

C'est au livre XIIIe de la Cité de Dieu que St Augustin développe ses pensées sur le passage de la vie à la mort. Ce sont des réflexions denses, des raisonnements dont la clarté et la simplicité sont à l'avenant de la rigueur. Examinons brièvement la teneur des chapitres IX, X et XI.

Tout d'abord il faut prévenir contre un malentendu, à savoir que notre auteur serait en train d'essayer de saisir précisément le temps de la mort, c-à-d le moment exact où la mort a lieu. L'impossibilité de le saisir mènerait St Augustin à une sorte de conclusion sceptique, comme quoi, de même que nous ne pouvons refuser la mort (declinare), nous ne pourrions non plus la comprendre ou l'exprimer adéquatement (voir là-dessus la fin du chapitre XI). De tels propos ne sont certes pas étrangers à la pensée du saint, mais ils ne me semblent pas en constituer l'essentiel. Poser le problème en pareils termes c'est le ramener à une question épistémique, celle de l'inintelligibilité du fait de la mort en vertu de celle du temps où elle aurait lieu. On serait alors en train de présupposer que tout le réel est précis, que tout ce qui se produit effectivement possède des limites bien définies, donc qu'il se réalise dans un temps séparé par une ligne de démarcation nette, tranchée, du temps qui précède et de celui qui suit. D'où il s'ensuivrait que notre incapacité à saisir ces lignes de démarcation serait l'effet et la marque, non pas d'un quelconque caractère flou des contours ou des bornes dont il serait question, mais plutôt d'une impuissance de nos propres ressources logiques. Tout cela reflète bien un versant des vues de St Augustin, mais il ne saurait pas en épuiser la portée. Quel que soit l'horizon de l'inconnaissable pour nous, un problème irréductible et autrement plus important surgit, celui d'apprendre dans quelle mesure le réel échappe, non pas à notre capacité cognitive, ou pas seulement à elle, mais aux lois ontologiques que nous nous étions crus à même de lui attribuer, notamment au principe de non contradiction. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, comme je vais m'efforcer de le prouver ci-dessous. Car la mort constitue justement un événement dont le sérieux et la gravité nous empêchent d'avoir recours aux procédés courants pour cacher la contradictorialité des choses, pour masquer ou escamoter la jonction graduelle entre des opposés, leur mélange qui atteint à l'inextricable, pour les séparer illusoirement l'un de l'autre alors qu'en fait ils se trouvent unis dans le réel.

Arrêtons-nous sur le titre du chapitre IX: `Tempus mortis, quo uitæ sensus aufertur, in morientibus, an in mortuis esse dicendum sit'. On le voit bien, il s'agit de savoir si le temps de la mort, celui pendant lequel (ou dans lequel) la mort se produit, c-à-d où la vie est ôtée, est un temps où l'on est déjà mort ou bien un temps où l'on est encore en vie. Mais quelle question! -- pourrait-on s'exclamer. N'est-il pas clair qu'il s'agit justement d'un temps intermédiaire, d'un entre-deux, d'une période où on n'est plus en vie mais où l'on n'est pas encore mort, mais en train de passer d'une condition à l'autre? Eh bien, oui, certainement, mais St Augustin s'évertue à nous montrer que cette réponse ne saurait pas suffire. En fait, de poser les questions ainsi ne peut constituer que le début d'une étude du problème, non pas la solution, loin s'en faut.

Notre auteur commence par soulever une question en apparence purement terminologique, celle de savoir si l'on doit appeler le temps pendant lequel on est mort un temps in morte ou bien un temps post mortem. La question, ainsi formulée, tire son origine d'une phrase des Psaumes (6,6) que notre auteur ne manquera pas de citer plus loin. Or St Augustin n'est pas seulement un théologien, mais aussi un philosophe, et il tient à sonder le problème dans toute sa profondeur. Considérons un temps, quel qu'il soit, qu'on puisse appeler véritablement post mortem. Pendant ce temps-là, la mort ne saurait être ni bonne ni mauvaise, puisqu'elle n'est pas: tout au long de cette période la mort appartient au passé, c'est donc quelque chose de révolu, quelque chose qui n'existe plus à présent. Lorsqu'on redoute la mort et qu'à juste titre on la répute mauvaise, gênante, un lourd fardeau, on ne peut faire allusion par là à aucune période post mortem, ni courte ni longue.

Pour que la mort puisse être en train d'être subie comme une peine, comme une souffrance, comme une infortune, il faut qu'on soit encore en vie. Autrement, privé qu'on est de perceptions, on ne saurait rien ressentir, ni de bon ni de mauvais. Or le mal que la mort renferme n'est pas seulement le manque de certains biens, mais une transition qu'on peut, du moins dans certains cas, éprouver comme douloureuse.

Mais d'un autre côté, avant qu'on ne soit mort on est encore en vie, donc on est vivant. Les morts ne sont plus des mourants, mais des vivants peuvent-ils être des mourants? Eh bien, oui, il le faut, puisque ce sont effectivement des vivants que nous disons être des mourants. Voyons les propres mots de St Augustin (ibid.):

Quamdiu enim sentiunt, adhuc utique uiuunt; et si adhuc uiuunt, ante mortem quam in morte potius esse dicendi sunt; quia illa cum uenerit auffert omnem corporis sensum, qui ea propinquitate molestus est. Ac per hoc quomodo morientes dicamus eos qui nondum mortui sunt, sed imminente morte iam extrema et mortifera afflictione iactantur, explicare difficile est; quia, cum mors quæ iam impendet aduenerit, non morientes sed mortui nuncupantur. Nullus est ergo moriens nisi uiuens; quoniam cum in tanta est extremitate uitæ, in quanta sunt quos agere animam dicimus, profecto qui nondum anima caruit, adhuc uiuit. Idem ipse igitur simul et moriens et uiuens: sed morti accedens, uita decedens; [...] nondum autem in morte, quia nondum abscessit a corpore. Sed si cum abscesserit nec tunc in morte sed post mortem potius erit, quando sit in morte quis dixerit? Nam neque ullus moriens erit, si moriens et uiuens simul esse nullus potest: quamdiu quippe anima in corpore est, non possumus negare uiuentem.

Ce passage, dont la densité excuse la longueur de notre citation, nous fait saisir toute la dimension du problème, quoique la solution ne soit encore qu'esquissée ou à peine aperçue. Si nous nous cramponnons au principe comme quoi la vie et la mort s'excluent au point que celui qui vit, pendant qu'il vit, ne meurt pas et vice versa, alors il nous faudra conclure que le temps de la mort n'existe jamais: il y aura une période d'avant la mort et une autre d'après la mort, mais aucune durée ne saurait être celle pendant laquelle la mort est en train de s'accomplir ou d'être subie; nulle période de transition de l'état d'avant la mort à celui d'après la mort, puisque toute durée serait une période soit de vie, soit de mort, soit finalement divisible en deux temps, l'un précédant et l'autre suivant la mort.

Or, s'il n'y a pas de temps de la mort, si aucune durée ne saurait être celle pendant laquelle la mort est en train de se produire, quand peut-on dire que la mort existe? Car c'est un phénomène temporel, un événement, et tout événement se produit dans un temps. Il ne nous resterait apparemment qu'une issue, celle de concevoir la mort comme un événement instantané. La difficulté concernant les faits dits instantanés c'est qu'il manquent de temps pour se produire. Un instant, un pseudo-temps à durée zéro, est non seulement infiniment court, mais complètement et absolument court, si court que rien ne peut se passer «pendant» l'instant. Le temps d'avant l'instant et celui d'après l'instant ne saurait différer par quelque changement qui se serait matérialisé pendant l'instant. Zéro n'est pas assez -- en fait ce n'est assez pour rien. Dire donc que la mort est instantanée revient à dire qu'il n'y a pas de mort, mais seulement deux états qui se succèdent immédiatement, celui où l'on est vivant et celui où l'on n'est plus vivant. Dès lors ces philosophes n'ont pas eu tort qui ont écarté d'emblée le problème de la mort en arguant de ce que, tant qu'on est en vie, on n'a pas à en supporter la privation, tandis que lorsqu'on n'est plus en vie, on n'a à supporter rien du tout.

Pourtant nous savons bien qu'un tel raisonnement est fallacieux, qu'une consolation pareille n'atteint pas son but. C'est que la mort n'est rien moins que réelle. Elle a donc lieu, et puisqu'elle est temporelle, elle se produit dans un temps, c-à-d pendant un temps. Quel temps? Nous revenons alors à la même difficulté.

St Augustin ne manque pas d'envisager une issue alternative: ce serait l'approche de l'état d'après mort qui constituerait le désagrément de l'état que nous appelons celui des mourants; mourir, ou plutôt d'être un mourant, ne consisterait en rien d'autre qu'en l'approche de l'état sans vie; à telle enseigne qu'on nommerait des `mourants' ceux qui, comme on le dit, «rendent l'âme», ceux dont la vie touche à sa fin et qui voient la mort approcher -- ou, plus exactement, ceux qui sont déjà tout près de l'état d'après la vie. Notre auteur est loin d'être satisfait par ce subterfuge. À ce compte-là il n'y aurait pas de mort, pas de passage de la vie à l'après-vie.

St Augustin ne va pas jusqu'au bout dans l'examen critique d'une telle issue. D'autres auteurs l'ont soumis à une discussion plus fouillée. Nous ne nous y appesantirons pas. Qu'il suffise de mentionner deux difficultés: si la mort n'est rien, qu'aurait alors de redoutable l'approche de la mort? Bien sûr, il est loisible à chacun d'affirmer qu'il ne s'agit là que d'une simple façon de parler, et que la seule chose à craindre à cet égard ce serait la privation de vie dont on pâtirait une fois la vie achevée. Mais quand est-ce qu'un tel état est funeste ou nuisible à quelqu'un? Lorsqu'on vit, l'état en question n'est pas là, et lorsqu'on ne vit plus, soit on n'existe pas -- comme d'aucuns le pensent --, soit en tout cas on ne ressentit rien de mauvais; le mal de cette privation de vie ne résiderait donc en rien de plus grave qu'un manque quelconque, au lieu d'être une perte. Deuxièmement, soit il n'y aurait pas de dernier moment de la vie, soit il n'y aurait pas de premier moment de l'après-vie, soit il y aurait les deux; chacune de ces alternatives renferme des difficultés bien connues et largement discutées à propos d'autres questions; dans tous les cas, soit l'on retombe dans les mêmes difficultés, soit on les résout au prix d'escamoter la fin de la vie et le début de l'après-vie, et qui plus est la conjonction, l'unité, l'indiscernabilité des deux événements.

St Augustin développe ses arguments là-dessus au chapitre X: à travers les difficultés considérées une solution a commencé à percer, celle qui consiste à s'avancer plus loin que le principe de non-contradiction, ou plutôt à le nuancer, à en reconnaître les limites, à se rendre compte que la vie et la mort coexistent, justement pendant la période où l'on est en train de mourir. C'est donc pendant [une partie de] la durée de la vie qu'on peut dire de quelqu'un qu'il est un mourant, pour autant qu'il sent venir la mort (ou, si l'on veut, l'état d'après-vie). St Augustin va s'appliquer à la preuve du fait qu'on est mourant depuis la naissance même. Puisque nous avons accordé que l'état d'un mourant est celui d'un moriturus, et que plus on est près de la mort (ou de l'après-vie), plus on mérite la dénomination de mourant, il faut l'étendre alors à toute la période pendant laquelle on est vivant, puisque depuis la naissance on commence à approcher de la mort et à subir des souffrances dont l'aggravation mènerait (ou mènera) à la mort. On a brodé sur ce passage de la plume de St Augustin. On y a voulu voir des antécédents des conceptions existentialistes, et notamment une parenté avec les idées de Heidegger. Quoi qu'il en soit, il y a là quelque chose de plus: St Augustin n'est pas seulement soucieux de nous montrer que toute sa vie durant un homme poursuit son cheminement vers la mort -- et que, soi-disant, un tel cheminement constituerait la trame même de la vie, ou peut-être sa chaîne --, mais il tient aussi à nous faire remarquer quelque chose d'autrement plus important au point de vue philosophique, à savoir que depuis la naissance nous sommes en train de mourir. Mourir c'est approcher de la mort (ou de l'après-vie), ce qui est bien le cas pour nous depuis que nous sommes nés. En effet, commencer à mourir c'est déjà mourir (autrement on ne mourrait jamais); il nous dit à cet égard (chap. X, sub fine):

Porro, si ex illo quisque incipit mori, hoc est esse in morte, ex quo in illo agi coeperit ipsa mors, id est uitaæ detractio, [...] profecto ex quo esse incipit in hoc corpore, in morte est. Quid enim aliud diebus, horis, momentisque singulis agitur, donec ea consumpta mors quaæ agebatur impleatur, et incipiat iam tempus esse post mortem, quod, cum uita detraheretur, erat in morte? Nunquam igitur in uita homo est, ex quo in corpore isto moriente potius quam uiuente, si et in uita et in morte simul non potest esse. An potius et in uita et in morte simul est: in uita scilicet in qua uiuit, donec tota detrahatur; in morte autem qua iam moritur, cum uita detrahitur? [...] Si autem non est in morte, quid est uitæ ipsæ detractio? Non enim frustra, cum uita fuerit corpori tota detracta, post mortem iam dicitur, nisi quia mors erat cum detraheretur. Nam si ea detracta non est homo in morte, sed post mortem, quando, nisi cum detrahitur, erit in morte?

On le voit bien, il ne peut pas y avoir d'état d'après-vie que si l'état de la vie a une fin, et celui d'après-vie un début. La fin du premier n'est rien d'autre que le début du second; et ils ne sont tous les deux que ce qu'on appelle la mort. Mais puisque l'homme meurt en approchant de l'après-vie, il commence à mourir depuis qu'il naît. On ne peut vivre sans être déjà un mourant (dans une mesure ou dans une autre: à aucun moment notre auteur n'insinue que les différences de degré puissent être effacées ou méconnues, bien au contraire!). De nouveau la leçon principale à tirer est la même que nous avons déjà signalée, qu'en dépit du fait qu'elles sont effectivement des contraires, des opposés, la vie et la mort coexistent. Non seulement on ne saurait tracer une ligne de démarcation précise entre la vie et la mort, mais, qui plus est, on meurt pendant tout le temps pendant lequel on vit de même que l'on vit pendant tout le temps pendant lequel on est en train de mourir. Plus ou moins. Il subsiste des différences de degré, fort importantes, naturellement.

La conclusion finale, exposée avec détail et rigueur tout au long du chapitre XI, c'est qu'il n'est nullement absurde d'affirmer la coexistence de la vie et de la mort, leur enchevêtrement, le passage de l'une dans l'autre. Sans quoi il n'y aurait pas de mort, la vie et l'après-vie étant pour ainsi dire juxtaposées et sans rapport (à supposer même que cela ait un sens). Il y a une cessation de la vie qui est entre les deux, qui est donc tout à la fois dans les deux. C'est -- nous rappelle St Augustin -- comme le flux du temps, la situation difficile à saisir du présent entre le passé et l'avenir. L'entre-deux dont il est question ici ne saurait être un tertium quid tout à fait extérieur à l'état qui précède comme à celui qui suit, mais bien justement à cheval entre eux, partiellement de ceci, partiellement de cela, alors qu'ils s'y trouvent eux-mêmes par là rendus partiellement simultanés. La succession temporelle n'est donc une exclusion totale et absolue de simultanéité.

De ce que St Augustin n'ignore pas les dimensions logiques du problème est un indice le fait que dans d'autres écrits il s'évertue à montrer des limites du principe de non contradiction, notamment lorsqu'il développe ses pensées sur le néant. Dans son Enchiridion (ch. XIVe) il va jusqu'à admettre l'incompatibilité relative ou partielle de ses affirmations sur la présence simultanée de certains opposés dans un seul et même sujet avec illa dialecticorum regula (le principe de non contradiction).

C'est au même problème du passage de la vie à la mort que Leibniz consacre le début de son écrit de 1676 Pacidius Philaleti, dont le sujet est le problème du mouvement. On retrouve dans la plume de Leibniz les mêmes arguments, les mêmes questions, voire les mêmes expressions (par exemple la question: `Qui moritur uiuitne?', et beaucoup d'autres). Dans cet essai de [relative] jeunesse, Leibniz pour une fois accepte une solution toute cartésienne, à caractère atomiste, en avançant qu'il y aurait un dernier moment de la vie immédiatement suivi d'un premier moment de la mort. La solution est si loin d'être satisfaisante que Leibniz s'en départira dans ses études postérieures. On sait bien à quel point le labyrinthe du continu le tracassa toute sa vie durant, avec quel acharnement il s'attacha à la quête d'un fil d'Ariadne, comment le principe de continuité en jaillit, mais aussi par quel biais ce principe, censé initialement résoudre les problèmes pour en écarter les contradictions «apparentes», est voué à une reconnaissance implicite du fait qu'il y a des contradictions vraies. J'ai exploré ailleurs de tels sujets. Je dois me contenter ici de cette succincte référence à l'entreprise philosophique leibnizienne. Que les sorites sur la vie et la mort que St Augustin et Leibniz ont eu le courage et la clairvoyance de saisir à bras le corps doivent en fin de compte recevoir une solution non-aristotélicienne comme celle qu'ébauche St Augustin ou qu'il doivent plutôt être ramenés à un genre d'approche plus conforme à la validité absolue du principe de non contradiction, comme Leibniz le souhaiterait -- quoiqu'il soit fort douteux qu'il y parvienne --, en tout cas nos deux philosophes ont eu le mérite de ne pas se laisser leurrer par des distinguos superficiels servant à cacher les difficultés. En fait le problème du passage d'un état à son opposé est toujours avec nous et il nous sied d'essayer de l'affronter face à face en suivant les brisées de ces deux grands penseurs.