Les Règles de la Controverse dans la Polémique Leibnizienne sur la Succession Espagnole

par Lorenzo Peña et Txetxu Ausín
[Note]

Les principes méthodologiques avancés par un philosophe doivent être évalués non seulement en eux-mêmes mais aussi par rapport à la façon dont celui qui les a proposés en tient compte dans sa pratique intellectuelle. Ce n'est pas à dire que le simple fait que les principes en question soient respectés ou pas par ceux qui les ont énoncés puisse constituer une preuve quelconque de leur validité ou de leur invalidité. Toutefois, aussi bien du point de vue du jugement à porter sur l'oeuvre de l'auteur que d'une première appréciation de la viabilité et de l'impact réel des principes, on ne saurait se passer de l'étude de l'application des principes, à commencer par ceux-là mêmes qui y ont vu des procédures permettant d'aller de l'avant dans l'approche de la connaissance.

Il en va ainsi non seulement pour ce qui est des connaissances purement théorétiques mais aussi en ce qui concerne le savoir pratique, y compris les domaines de l'action humaine et de la justice dans les relations entre les hommes. Si cette norme est valable en général, elle est, paraît-il, encore plus indispensable lorsqu'il s'agit d'évaluer l'oeuvre d'un philosophe comme Leibniz et notamment ses principes méthodologiques sur la façon de mener les débats ou les controverses, puisque le penseur saxon a toujours conçu une unité étroite entre la théorie et la pratique et qu'il tient aux critères que nous pourrions appeler pragmatiques, non pas en tant que sources d'un soi-disant verdict ultime et irrécusable mais bien comme indices qui ne sauraient être méconnus dans des domaines qui échappent aux démonstrations concluantes.

Dans cette communication nous soumettons à l'examen, du point de vue des principes méthodologiques leibniziens au sujet des controverses, les arguments polémiques de notre philosophe dans ses écrits des années 1701-1713 sur la guerre de la succession d'Espagne. On peut tout d'abord se pencher sur la moralité même de l'intérêt porté par Leibniz à cette question. Bertrand Russell n'est pas le seul historien de la philosophie qui attribue aux agissements, voire même aux conceptions théorétiques de Leibniz, des motifs peu honorables, en particulier les ambitions d'un courtisan. Or peut-on soupçonner Leibniz, dans les écrits dont nous nous occupons ici, d'agir comme un avocat véreux, qui, au service de ses maîtres, serait prêt à trouver n'importe quelle plaidoirie, qui pourrait être retournée tout aussi bien s'il s'avérait plus fructueux de prêcher la cause de la partie contraire? Non pas! N. Rescher nous semble se placer beaucoup plus près de la vérité lorsqu'il rejette cette vision d'un Leibniz peu scrupuleux, avide principalement de contenter ses employeurs.

Certes, comme tout autre homme Leibniz possède une personnalité complexe, mais de nombreuses données biographiques étayent la conjecture aux termes de laquelle les raisons ayant poussé notre philosophe à s'engager à fond dans son soutien de la cause de l'Archiduc Charles dans l'affaire espagnole sont essentiellement au-dessus de toute ambition mesquine. Leibniz, dont l'austrophilie enthousiaste pendant ces années-là ne saurait s'expliquer par des considérations purement personnelles, loin de là, se montre soucieux d'éviter l'emprise absolue sur l'Europe de la monarchie française, d'assurer par là une certaine tranquillité et harmonie du continent, de parer à ce qui lui semble constituer un grave danger pour le peuple espagnol -- celui de tomber sous le poids d'un pouvoir royal sans frein ni partage. Or peut-être est-il encore plus poussé au combat des idées sur ce problème délicat par un sentiment juridique qui repousse la succession bourbonienne au trône de Madrid comme contraire au droit, donc équivalant en fait à un vol. Il y développe des arguments bien étayés avec la rigueur froide d'un analyste subtil et précis. L'étude des arguments fournit la preuve de la fermeté et de la solidité de ses convictions là-dessus. Ses raisons son claires, détaillées, éloignées du tapage et du bavardage.

Leibniz n'a pas consacré à la question de la succession espagnole tel ou tel pamphlet sporadique ou de circonstance, mais une longue suite d'opuscules: La justice encouragée: contre les chicanes et menaces d'un partisan des Bourbons, 1701, ap. Oeuvres, publiées par L.A. Foucher de Careil, III, Paris: Firmin Didot, 1861; réimpr. d'Olms Verlag, Hildesheim, 1969; pp. 308-314; Dialogue entre un Cardinal et l'Amirante de Castille, 1702, ibid., pp. 315-59; Manifeste pour la Défense des Droits de Charles III, Roi d'Espagne, 1703: ibid., pp. 360-431; Projet d'une préface fait immédiatement après l'élection de l'Empereur Charles VI pour servir à une nouvelle édition de la défense de ses droits sur la monarchie d'Espagne, traduite en castillan avec une préface, 1711, ibid., pp. 368-76; La paix d'Utrecht inexcusable, déc. 1713, op. cit., tome IV, pp. 1-140. L'étude minutieuse des arguments de ces écrits nous permet d'atteindre plusieurs conclusions importantes. Tout d'abord, notre philosophe se révèle l'un des premiers grands hommes de son temps ayant aperçu la signification de l'opinion publique. Sans doute depuis le surgissement de l'imprimerie au XVe siècle le rôle de la parole écrite s'était peu à peu renforcé, au point qu'à la fin du XVIIe siècle Leibniz n'avait nul besoin d'inventer l'art des pamphlets. Il a élevé toutefois le pamphlet politique à un niveau tout à la fois de clarté et d'exactitude dans les preuves qui dépasse de loin la plupart non seulement des brochures comparables de son époque mais peut-être même aussi de celles des temps postérieurs. Deuxièmement, Leibniz tient, tout au long de la polémique qui l'oppose aux «chicanes» des partisans des Bourbons -- quoiqu'il n'ait jamais signé de son nom lesdits écrits --, à se conformer à des règles du débat, comme celle qui permet à son adversaire d'exposer en détail ses propres thèses et ses arguments -- que Leibniz s'évertue à reproduire soigneusement --, comme celle encore qui veut que la réfutation ne soit pas fallacieuse, ne «refile» pas aux propos de l'interlocuteur des sens qui ne lui appartiennent pas, et que dans la mesure du possible des prémisses seules soient avancées qui sont susceptibles d'obtenir un acquiescement de l'adversaire, au moins en principe, au moins en vertu d'une considération analogique. Leibniz tient aussi à ne pas se départir d'un ton courtois, même lorsqu'au fil de l'acharnement du conflit, les positions se durcissent, ce qui ne saurait ne pas se refléter dans une certaine acerbité des expressions -- acerbité que notre auteur s'attache sinon à refouler du moins à amoindrir. L'enjeu de cette conduite de la controverse c'est la mise en oeuvre de tout ce qui pourrait idéalement favoriser l'accord raisonnable des interlocuteurs, donc la concorde sur des bases rationnelles.

Au point de vue juridique, l'importance de l'idée de droit dans ces écrits de Leibniz est indéniable. Il s'agit là d'un fait mis en relief par Foucher de Careil dans son introduction au t. IV de son édition des oeuvres de Leibniz. Notre philosophe y défend le besoin, l'importance et la force légale des traités internationaux publiquement et formellement entérinés et ratifiés, notamment du Traité des Pyrénées de 1659 et du Traité de Ryswick de 1697. Le premier comportait, en annexe, le contrat de mariage de l'Infante Marie Thérèse avec le roi Louis XIV, par lequel l'Infante renonçait, et pour elle-même et pour ses descendants, mâles et femelles («quoi qu'ils puissent dire ou prétendre...»), à toute visée sur le trône espagnol. Cette renonciation solennelle soulève de sérieux problèmes juridiques et philosophiques, voire même métaphysiques, que Leibniz s'applique à examiner soigneusement. Ce souci de démêler l'écheveau juridique autour de la succession espagnole saute aux yeux dans tous les écrits leibniziens sur la question, y compris le «Dialogue entre un Cardinal...», qui est pourtant le plus politiquement passionné.

Un autre aspect des écrits de la plume de Leibniz dont nous nous occupons ici c'est le principe aux termes de laquelle clara non sunt interpretanda et interpretatio cessat in claris. Leibniz y met en valeur la teneur nette et tranchée du contrat de mariage, sans pour autant oublier le contexte (ce que nous appellerions des marqueurs pragmatiques), pour souligner le caractère irrévocable des clauses en question. (Sur l'interprétation en droit cf. l'article de M. Dascal & J. Wroblewski «Transparency and Doubt: Understanding and Interpretation in Pragmatics and in Law», Theoria Nº 11.)

Nos remarques ne visent pas à une justification totale des procédés polémiques de Leibniz. Sans doute ses arguments comportent-ils des lacunes, des maillons faibles ou moins forts. Dans l'ensemble cependant nous nous croyons en droit d'affirmer que Leibniz s'est acquitté avec honneur de cette épreuve difficile, et qu'il a montré en pratique qu' un philosophe peut prendre partie dans les questions brûlantes de la vie réelle de la société sans enfreindre ses propres principes.







Ce travail fut présenté aux Deuxièmes Journées de la société Leibniz d'Espagne, Madrid, novembre 1993.