El ente y su ser, qu'on pourrait traduire en français comme L «étant et son Être, se propose justement de développer l'approche seulement esquissée dans le livre précédent de l'auteur. Or, puisque le projet de construire et présenter en détail tout un système métaphysique est sans doute trop intimidant, même pour l'auteur -- qui certainement ne lésine pas sur l'effort nécessaire pour s'acquitter au mieux de la tâche de construction systématique qu'il semble, d'une façon quelque peu démodée, s'être fixée -- le livre prend comme pivot un sujet particulier, celui du rapport entre l'essence et l'existence, et ne développe les autres aspects de la métaphysique dite ontophantique que dans la mesure où, ce faisant, l'intérêt et la viabilité de l'approche proposée par l'auteur sont mis au jour. Néanmoins, le livre comprend deux sections, dont la seconde seulement constitue l'exposé du système ontophantique. La première -- dont je trouve la longueur excessive. puisqu'elle s'étend sur prés de 300 pages -- est consacrée à des études historico-critiques d'un grand nombre de systèmes philosophiques depuis Platon jusqu'au Wittgenstein du Tractatus, considérés toujours sous l'angle du problème essence-existence.
Les essais monographiques rassemblés dans cette première section du livre me paraissent être de qualité inégale. Ils sont tous, certes, des analyses critiques en profondeur; on y découvre aisément le philosophe rompu aussi bien aux procédés de la tradition aristotélico-scolastique -- qui cependant constitue la cible principale de ses attaques -- qu'à ceux, comblés de louanges par l'auteur et qu'il professe de suivre, de la philosophie analytique contemporaine; en effet ceux qui ont coutume de fréquenter le genre d'études développé dans le monde anglo- saxon en histoire de la philosophie s'y retrouveront aisément. En revanche, le lecteur imbu du genre d'approches propres à l'école continentale regrettera un certain manque de transitions (ce qui, il n'est que juste de le constater, n'est pas toujours le cas: l'auteur, p. ex., présente d'une façon tout à la fois vivante et approfondie le passage des problèmes ontologiques de la philosophie ancienne à ceux des théistes islamiques et chrétiens, et puis à nouveau nous montre, d'une façon d'ailleurs très personnelle. comment le legs de la doctrine de S. Thomas a été reçu et réélaboré jusqu'aux entreprises systématiques de Duns Scot et de Suàrez). Cependant, beaucoup plus que dans la quête de ces filières, l'auteur excelle dans ses analyses critiques et interprétatives: si l'analyse de la doctrine ontologique de Platon me semble un peu cursive (l'auteur s'en remettant a d'autres travaux où il essaye de prouver que l'ontophantique est une fille légitime d'un platonisme du meilleur aloi) alors qu'en revanche le chapitre sur Aristote se perd un peu dans des analyses, pleines d'érudition philologique, mais dont les thèses exégétiques apparaissent un peu floues à force de nuances -- empruntées du reste, pour une large part, à l'arsenal du Stagirite si âprement combattu par Peña, notamment les réduplications ou «en tant que» aristotéliciens qui lui semblent ne servir que comme un rideau de fumée pour estomper la théorie et en cacher ou délayer le budget inférentiel (à noter que je ne blâme pas un tel emprunt pour autant que lesdites nuances sont interprétatives) -- «les interprétations d'Avicenne et, surtout, de S. Thomas, de Suàrez, de Leibniz, de Brentano, de Frege et du premier Wittgenstein me semblent parfaitement réussies, claires, étayées par des arguments convaincants et tout à la fois originales et proches de la lettre, l'auteur s'inscrivant souvent en faux contre des interprétations caritatives qui à son avis rendent les théories étudiées moins intéressantes qu'elles ne le sont en fait. Tout au long de ces chapitres-là, Peña vise à dégager des conclusions critiques permettant, sinon d'indiquer la voie exacte des solutions qu'il entend proposer plus loin, tout au moins de faire ressortir les raisons profondes des faiblesses qu'il espère avoir montrées dans les systèmes étudiés. On peut les résumer: ce qu'il y a d'insatisfaisant dans toutes ces approches. d'Aristote à Wittgenstein, c'est une certaine forme d'essentialisme. non pas au sens popularisé de nos jours par Quine, c'est-à-dire la thèse comme quoi il y aurait des propriétés essentielles à côté d'autres accidentelles, mais bien comme la thèse qu'il y a des vérités qui ne portent point sur des existants. Peña fait le départ entre l'essentialisme aléthique -- qui pense que certaines vérités ne portent sur rien du tout, leur caractère de vérités consistant dans le fait qu'elles valent-comme-vérité, i.e. qu'elles possèdent une vigueur aléthique -- et l'essentialisme ontique, qui postule des étants inexistants -- ou, sous une terminologie différente, des existants irréels, etc. Il classe dans l'essentialisme aléthique les philosophies d'Aristote, Suarez, Meinong (où toutefois il croit trouver un penchant vers l'essentialisme ontique), et dans l'essentialisme ontique Avicenne et la plupart des médiévaux, Leibniz, Hartmann, le premier Brentano. A son avis, l'échec de l'entreprise du deuxième Brentano résulte de son impuissance à trouver une voie praticable après le constat de faillite de l'essentialisme ontique. La plupart des auteurs qu'il étudie lui semblent, néanmoins, hésiter entre les deux formes d'essentialisme et s'évertuer vainement à concocter des médiations échappant aux inconvénients, qu'il réussit à mettre en relief, de chacune de ces deux positions. C'est notamment le cas des deux derniers auteurs qu'il étudie. Frege et Wittgenstein. Frege n'est pas, pense-t-il, à ranger parmi les essentialistes. Tout au plus le philosophe d'Iena entendait-il trouver une alternative aux problèmes mêmes qui déclenchent la controverse sur l'essentialisme au moyen de la postulation des sens, d'un côté, et de sa conception de l'existence comme propriété de deuxième ordre. Peña montre aisément les résultats difficilement acceptables qui s'ensuivent, en même temps qu'il s'attaque au dénivellations catégorielles de Frege qui, en quelque sorte, trivialise les questions ontologiques, tout comme l'avait fait celui d'Aristote et des Scolastiques, puisque le verbe «exister» cesse alors d'être univoque, d'où, au demeurant, des funestes conséquences découlent pour l'effabilité même de la théorie ainsi élaborée. Dans le Tractatus de Wittgenstein, Peña souligne la présence de dénivellations catégorielles encore plus accentuées et c est surtout le rejet des degrés qui lui semble être à la base des conclusions ineffabilistes, tout autant que l'affirmation que la forme de représentation que le message linguistique (donc figuratif) doit posséder en commun avec le réel (ou plus exactement avec l'état de choses. existant ou pas, qu'il représente) est obligatoirement une relation de tout à partie -- tout comme la phrase a des expressions constituantes, l'état de choses devra avoir comme parties les choses signifiées par ces expressions. Il me semble toutefois qu'en critiquant Wittgenstein Peña a manqué un point important: même si, au lieu de parler comme le Tracratus, nous choisissons, comme Peña le fait expressément, le jargon frégéen de fonction d'argument-valeur (en sorte que l'état de choses vers lequel une fonction -- i.e. pour Peña un étant qui est en train de jouer le rôle de fonction -- envoie certains arguments -- i.e. des étants qui sont en train d'y jouer le rôle d'arguments, précisément -- est une entité aussi simple que les arguments eux-mêmes), il demeure qu'en nous exprimant de la sorte nous sommes en train de décrire un processus -- métaphoriquement peut-être, mais alors quelle est la valeur réelle d'une telle description et qu'a-t-elle en commun avec une description littérale? Au surplus, si ledit processus ou passage existe en fait, n'est-il pas plus raisonnable de l'identifier à l'état de choses lui-même, qui ne serait ainsi rien d'autre que l'opération réelle) de la fonction en prenant ses arguments, au lieu d'en être un simple résultat? Il me semble qu'en poursuivant cette ligne de pensée Peña aurait pu approfondir sa propre solution -- en fait la construction d'une approche de ce genre, dynamique, du problème de la structure des états-de-choses me parait autrement plus à l'avenant de l'esprit de sa philosophie dynamique, gradualiste, contradictonielle.
C'est la seconde Section «de l'ouvrage qui constitue la véritable nouveauté philosophique. On se méprendra si l'on croit y trouver des pensées enfilées à la hâte, une improvisation ou bien une série de modestes suggestions programmatiques. Non, c'est bel et bien tout un système métaphysique assez développé, étayé par des arguments -- jaillissant toujours de l'impraticabilité des voies explorées dans la Section première du livre -- et dont l'auteur ne redoute point les conséquences, si peu «intuitives» qu'elles puissent paraître. Au contraire, c'est l'un des mérites du livre que de dévoiler sans ménagements de telles conséquences de son approche après quoi il essaye de réconcilier le lecteur avec celles-ci, non pas en essayant de les rendre anodines, mais en montrant d'un côté qu'il se rencontre dans le parler courant des expressions qui peuvent être interprétées de la sorte, d'autre part que de semblables points de vue ont leurs racines dans des conceptions de la tradition philosophiques, principalement platonicienne, qui étaient jusqu'ici tenues au ban de la pensée rigoureuse. La métaphysique ontophantique proposée par Peña peut être résume ainsi: le réel est fait d'existences, chaque étant s'identifiant à sa propre existence; dés lors, chaque étant est un état-de-choses; la vérité (au sens objectif, non-sémantique, où elle est prédiquée de faits ou propositions) est identifiée à l'existence; l'existence elle-même est une propriété susceptible de degrés différents d'exemplification, en fait d'un nombre indénombrable de tels degrés; en outre, il y aussi des aspects de vérité ou d'existence, un aspect étant ce que les philosophes analytiques ont accoutumé d'appeler un «monde-possible», mais, à ceci près, qu'un aspect englobe d'autres (sous-)aspects, et ainsi à l'infini, chaque aspect étant du reste caractérisé par «l'hégémonie» qui y joue une certaine propriété -- il y a donc le monde, ou l'aspect, de la joie, celui de l'ennui, et ainsi de suite (mais cette notion d'hégémonie n'est pas élucidée); chaque aspect du réel ou monde est une propriété, à savoir la propriété d'être vrai (i.e. d'exister) dans ce monde-là; le monde réel n'est donc rien d'autre que l'Existence ou la Vérité elle-même; il englobe tous les autres aspects; il est identifié à l'absolument réel, c'est-à-dire au seul étant possédant à tous les égards (Le. dans tous les mondes ou aspects) un degré de réalité total -- Peña postule un principe existentiel d'individuation comme quoi si deux étants sont différents, l'un d'eux est relativement (î.e. a certains égards tout au moins) plus réel que l'autre, ce qui n'empêché pas l'autre d'être à son tour relativement plus réel que le premier; le monde de l'expérience quotidienne, ce qu'on appelle d'ordinaire «le monde actuel' (et qu'on prend à tort pour le seul monde réel), est, d'après Peña. un monde privilégié au sens qu'aucun monde n'ayant aucun sous-aspect en commun avec lui n'est relativement plus réel que lui; la plupart de nos assertions quotidiennes contiendraient l'opérateur sous-entendu «dans ce-monde-ci», où le déictique renvoie au monde de l'expérience quotidienne, puisqu'il n'est véritablement assertable que ce qui est vrai à tous les égards il y a des contradictions vraies, puisqu'il y a des états de choses dont les négations sont aussi existantes (vraies), comme il ressort de la pluralité des degrés d'existence; seulement, et c'est un des points où l'auteur s'emploie le plus résolument à plaider sa cause, la négation simple, le «ne... pas» n'est pas a confondre avec la négation forte, le «ne... pas du tout»; pareille distinction lui permet d'articuler son système métaphysique avec une logique paraconsistante (tolérant, voire acceptant la contradiction -- il faudrait préciser: certaines contradictions) tout en évitant soigneusement ce qu'il appelle des surcontradictions, i.e. des formules du type «p et il n'est pas du tout vrai que p»; enfin, dans cette ontologie la relation fondamentale est celle d'être exemplifié par, que Peña identifie à l'existence, puisque le fait que x soit lié à z par la relation u, ce qu'on appelle «la u de x envers z», n'est rien d'autre que l'exemplification par z du fait que x exemplifie u, alors que, comme il a été dit ci-dessus, l'existence de x, le fait que x exemplifie l'Existence, n'est rien d'autre que x lui-même. Je laisse au lecteur le soin de découvrir, en parcourant le livre, comment l'ontologie que je viens de résumer un peu grossièrement offre un cadre au traitement des problèmes des descriptions définies sans dénotation (apparente), des vérités littéraires, des énoncés de possibilité, des conditionnels subjonctifs. J'aurais aussi aimé parler de sa conception du temps, d'après laquelle chaque intervalle temporel est un aspect du réel possédant certaines caractéristiques. L'ensemble de cet édifice ontologique est certainement séduisant par sa simplicité architectonique (ce qui n'exclut pas l'abondance -- l'infinité des degrés et des aspects du réel en témoigne), par le dépassement des dénivellements catégoriels qui posaient pour d'autres auteurs des problèmes d'ineffabilité, par l'incroyable variété de problèmes philosophiques qui y trouvent enfin une solution.
Je crains pourtant que même après s'en être aperçu le lecteur ne partage mon sentiment: je demeure non convaincue; certes je n'arrive pas à formuler une objection à laquelle l'auteur n'ait évidemment pensé t plutôt il se fait qu'il est prêt à accepter des conséquences de ses principes que je continue à trouver contre-intuitives, même si mon argument bute contre le fait que Peña, en faisant siennes de telles conséquences et en s'efforçant d'en montrer la plausibilité, peut avoir recours, d'un côté a des façons courantes de parler (envers lesquelles je me bornerais à demander si elles étaient à prendre au pied de la lettre, après tout), d'autre part à la fécondité du système, à mon avis incontestable.
Le livre est fort bien édité et imprimé, avec d'utiles index thématique et onomastique; je n'ai constaté que fort peu de coquilles. Je regrette pourtant le manque de titres de page permettant au lecteur de s'y retrouver plus aisément.
María del Carmen Díez Hoyo.